Du haut de ses 22 ans, Gracia est bien déterminée à atteindre les sommets pour faire entendre sa voix.
Elle s’était préparée à l’exercice. Nous résumant, détendue, son parcours dans les grandes lignes pour nous amener là où elle voulait. Mais Gracia a beaucoup trop de choses à dire pour qu’on la laisse nous filer entre les doigts. Et l’histoire mérite d’être racontée depuis le début.
À 8 ans, Gracia débarque de la République Démocratique du Congo pour rejoindre ses parents. Destination Grigny. Une banlieue qui n’a de parisienne que le nom. Une machine à faits-divers comme en raffolent les médias, coincée entre la Seine et la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. L’endroit, Gracia le décrit avec peu d’entrain. « Il n’y avait pas beaucoup de mixité. Beaucoup de Noirs, quelques Maghrébins. Les seuls Blancs étaient ceux qui avaient une situation bien précaire et compliquée. » Scolarisée à Viry-Châtillon, une petite commune plus huppée d’à-côté, Gracia sépare sa vie entre collège et cité.
« Mais la cité, c’était beaucoup plus imprégnant, parce que c’était en bas de chez moi. »
L’école, c’est du sérieux. Rengaine familiale sur la notion de sacrifice oblige. « Je ne veux pas avoir l’air de me plaindre en disant que mes parents ont tout quitté. Mais une chose est sûre : mon père voulait gagner dignement sa vie, alors il est parti à la conquête du rêve européen. » Ingénieur diplômé au pays, il finira plaquiste sur les chantiers en France. « Maintenant, il a pris de l’âge. Au travail, il était sans doute moins productif, alors il a subi un licenciement économique. Il s’est reconverti pour devenir agent de sécurité », confie-t-elle. Féru d’actus, c’est aussi lui qui, un jour, lui lancera à la volée en passant dans le salon qu’il a entendu parler d’une structure lancée par le gouvernement Sarkozy : l’internat d’excellence.
« Ça m’a tout de suite fait tilt, car j’en avais marre de rester ici, je voulais voir autre chose. »
Enjouée, elle claque la porte du domicile parental et de sa cité pour intégrer l’internat de Marly-le-Roi, en troisième. Déconvenue totale. « Je pensais que j’allais être la seule Noire. Mais, en arrivant, j’ai vu des gens issus des mêmes quartiers que moi. Je ne voyais que le nom ‘internat d’excellence’ et souvent quand on parle de filières d’excellence on voit très peu de personnes issues des minorités. Donc, j’avais imaginé que j’allais être avec des personnes avec qui je ne suis pas censée être. » Scolarisés à Louis Lumière, les jeunes de l’internat détonnent avec le reste de la population : plutôt blanche et bourgeoise. « On est arrivé avec nos têtes de Noirs et d’Arabes et ça a surpris tout le monde ! », ironise-t-elle. Séparés dans des classes qui leur sont destinées, les jeunes ne se mélangent pas vraiment aux autres. Pire, ils finissent par coller à l’image qu’on leur renvoie : celle de petites frappes des quartiers. « Et l’on jouait ce rôle à merveille… C’est vrai qu’on ne faisait rien pour redorer notre image ». La conclusion est sans appel :
« Pour moi, les internats d’excellence de Sarkozy ont été un échec. Ils ont regroupé des jeunes issus des mêmes milieux en espérant en faire ressortir des perles. Mais, au final, on nous a juste sortis de nos quartiers pour nous remettre entre nous. »
Toujours en internat, au lycée Jeanne d’Albret, à Saint-Germain-en-Laye, Gracia est en pleine crise d’adolescence. C’est l’époque qu’elle appelle « des ambiances » : elle se fait des dreadlocks, s’active sur Tumblr et apprend les danses à la mode. L’école l’intéresse beaucoup moins que ses activités extrascolaires. « Il y avait une inadéquation entre les gens que je côtoyais et ceux du lycée. Je ne retrouvais pas la même ambiance : ça me frustrait. » Ses rêves d’intégrer une première ES dégringolent avec ses notes. Ça sera STGM. « L’échec total.»
On l’envoie à JB Poquelin, « le lycée dont personne ne voulait. » Là, c’est presque la redécouverte de la mixité. « Et ça a commencé à me déranger. Dans le sens où je me suis demandé : pourquoi sommes-nous si nombreux ici ? Pourquoi sommes-nous si peu à Jeanne d’Albret ? Puis, j’ai relativisé en me disant que maintenant que j’étais avec les personnes qui me ressemblaient, il fallait que je sois la meilleure. » Pari tenu. À défaut de se faire des potes, elle cumulera les bonnes notes. « Je n’avais pas beaucoup d’amis. Et ce malgré le fait que j’avais désormais l’environnement pour. C’est donc moi qui avais changé. Finalement, Jeanne d’Albret m’avait transformée… »
On lui vend la prépa à coup d’élèves « élites de la nation », de « gens exceptionnels » et tout le tintamarre qui fait mousser les rêves ambitieux. La sauce prend. L’ego flatté comme il faut, elle part en prépa ECT à Vanves. Sauf que là-bas, Gracia rame sans comprendre pourquoi : elle bosse dur pourtant. Épuisée mentalement et esseulée, avant la fin de la première année elle abandonne pour partir à Londres. Se construire toute seule. Elle s’est dégoté un job de fille au pair pour un an. Mais, à la fin de l’été, le doute la tiraille : « Je crois que j’ai fait une bêtise ». Elle appelle les DUT et prépas de Paris à la recherche d’une nouvelle place. En vain. À l’exception d’une prépa à Massy Palaiseau.
À 20 ans, elle entre en école de commerce à Bordeaux. Spécialité Audit-Expertise comptable. À l’école, Gracia se fait remarquer pour son manque de conformisme. Elle critique ouvertement les assos étudiantes qu’elle considère comme communautaires. Souvent, Gracia parle d’injustices sociales sans pour autant qualifier les mécanismes du système qui les reproduisent. Plutôt comme un constat. Des choses qu’elle observe et qui la travaillent depuis un moment. « Mais je ne suis pas une militante », tient-elle à préciser immédiatement. Puis, elle explique :
« Je voulais œuvrer pour quelque chose de juste. Les gens qui ont des métiers considérés comme importants sont mieux respectés. C’est un fait. Si demain je deviens femme de ménage, je me sentirai peu utile. Pour être écouté au même titre que son adversaire, il faut avoir les mêmes armes que lui ».
Au fond, Gracia nourrit un vieux rêve. Qu’elle n’avouera qu’à demi-mot après avoir tourné longuement autour du pot. Le politique. Ou quelque chose qui s’en rapproche. Mais pas en France. En République Démocratique du Congo. « Je suis encore très attachée à ce bout du monde. J’aimerais apporter ma pierre à l’édifice et changer tout ce que j’ai vu de négatif là-bas ». Un brin naïf, pourrait-on penser. Mais du haut de ses 22 ans la réflexion tient la route : « Pourquoi pas en France ?, s’autoquestionne-t-elle. Parce que j’ai l’impression qu’ici le système est figé et les pensées divergentes n’ont pas leur place. Ma petite voix ne sera pas audible, non seulement parce que les gens s’arrêteront à ma couleur de peau, mais aussi parce que je suis une femme. Il suffit de compter le nombre de femmes noires en politique … Le calcul est vite fait. C’est aussi ça que je reproche à la France : de ne pas voir dans les minorités leurs talents, rien que leurs talents. »
Dans deux ans, elle sera expert-comptable. Du côté de la finance donc.
« Mon parcours scolaire a été ma béquille psychologique, ça m’a toujours aidé à avoir un but. La finance c’est un moyen, pas un objectif. Si je deviens riche, je ferai en sorte de redonner. Je n’oublierai pas d’où je viens. »
Puis, comme un défi, elle ajoute : « Si un jour j’oublie, tu reviendras me montrer l’enregistrement de l’interview. Et tu pourras me dire ‘Regarde Gracia, et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Hein ? Hein ?… » Chiche.
*** Par Magali Sennane & Gwel Photo ***