Elevé dans un petit village des Hautes Alpes, Florian a fait sa prépa à Marseille, son école de commerce à Bordeaux, ses stages à Paris et Ho Chi Minh Ville, son Erasmus à Trieste et vit actuellement à Taïwan où il apprend le chinois. Pourtant, partout où il est parti, Florian n’a pas coupé avec ses origines, bien au contraire, il en a fait le terreau de sa réussite.
Quand on parle d’inégalités des chances, on a une vision accablante, oppressante ; l’idée qu’un système aveugle vous contraint peu à peu et vous force à ne pouvoir accéder aux plus hautes fonctions. On peut le voir autrement, songer que le poids de l’histoire, des traditions, des habitudes et de l’observation de ses voisins vous fait parfois naître avec un éventail de destins rétréci. C’est le cas de Florian Ribotta, né à Gap il y a 26 ans et élevé à Eyguians, petit village de 250 âmes dont plus de 30 sont de sa famille. Parmi eux, personne ne s’éloigne du noyau familial de plus de quelques hectomètres, personne n’a poursuivi ses études après le bac. Dans cette vaste tribu, on aime le collectif et les sujets de prédilection ou de curiosité sont les mêmes : tous vont à la chasse, pratiquent la pêche à la mouche et savent tout faire de leurs dix doigts. S’il est intarissable sur les moulinets et les astuces pour ferrer brochets ou truites, il ne saurait, en revanche, réparer lui-même sa voiture ou son circuit électrique. Des différences infimes, mais qui suffisent à en faire un « autre». Problème, partout où il s’est rendu ailleurs en France, on lui reprochait un accent trop chantant, des manières trop nature ; on lui demandait toujours de gommer sa singularité, de cesser d’être un montagnard frustre pour devenir un citadin sans aspérité. Il s’y est refusé avec une obstination qui force le respect. Et cela lui a réussi aujourd’hui.
Mais revenons en arrière. L’enfance est heureuse et tribale, dans le village, donc. Après une école primaire et un collège sans encombre, cap sur le lycée et la ville du même coup. Interne à Gap, Florian découvre la liberté et s’en enivre. Les notes trinquent et la scolarité heureuse s’arrête. Après tout, ses cousins arrêtent tous leurs études avant le bac, pourquoi se faire du mal avec ces années supplémentaires sans autonomie financière ? Cette pensée le gagne peu à peu.
La peur de l’échec comme électrochoc
Après avoir redoublé sa seconde et malgré de sévères réprimandes parentales sur l’absence de sérieux, Florian continue à se la couler douce, à préférer la vie hors des salles de classe et des livres. Après deux trimestres, la sanction tombe : il va falloir quitter les filières générales pour aller vers une formation de vendeur. Quelques visites d’orientation montrent la réalité de ces métiers au jeune homme qui réalise soudain qu’il n’en veut surtout pas,
“J’ai eu une révélation : du jour au lendemain, j’ai tout donné, mais j’avais accumulé tellement de lacunes que j’ai fini l’année tout juste au-dessus de 10 de moyenne. Etant délégué de classe, j’ai pu être mon avocat face aux professeurs qui m’ont accordé le bénéfice du doute et un passage en 1ère STG. J’ai senti passer le vent du boulet et je me suis promis de ne plus jamais déconner.”
Promesse à lui-même tenue, premier de sa classe jusqu’au bac, Florian a faim d’études et s’inscrit en classe prépa commerce (le seul parmi les 5 classes de STG à oser ce choix !).L’internat à nouveau, mais à Marseille cette fois. Ce n’est pas tant le rythme de la grande ville qui l’a le plus surpris, mais la diversité qu’il ne connaissait presque que par la télé et qu’il va découvrir très intimement : “mon camarade de chambre avait une trajectoire étonnante. Il avait terminé premier de tous les lycéens sénégalais et avait gagné sa place en prépa à Marseille et il est aujourd’hui à l’ESCP. On échangeait sur tout, la religion, le développement de l’Afrique : grâce à lui et d’autres, mon imaginaire mental s’est élargi“. Et la vue du documentaire d’Al Gore Une vérité qui dérange achève son changement de vue ; il doit réussir ses études pour avoir des responsabilités futures et une vraie capacité à faire changer les choses en matière environnementale.
Chaque niveau de responsabilité offre un niveau d’action : choqué par le gaspillage de papier autour de lui, il met en place un système de collecte des vieux papiers pour tout l’internat, toujours utilisé huit ans après son départ. Et la scolarité dans tout ça ? Moine soldat du bachotage, il remonte ses lacunes sauf celles accumulées en langue qu’aucun séjour à l’étranger n’a pu combler (ni sa première tutrice Article 1, une Américaine de chez Gemalto) et décroche Kedge Business School, à Bordeaux.
L’école de commerce, école de la distinction
Arrivé à Bordeaux, nouveau déracinement, nouveau choc. Un milieu plus aisé et citadin, plus homogène, plus lisse aussi. Lors des oraux, sur les conseils de sa tutrice Article 1, Florian a accepté de faire son « coming out montagnard », c’est-à-dire d’assumer pleinement ses origines et de parler de sa passion pour la pêche à la mouche. Mais les étudiants n’ont pas le recul de membres du jury et Florian comprend qu’il faudra gommer son accent, cacher son piercing et autres codes dominants. Bien intégré, il fait partie du BDE où il continue son combat écologique en faisant en sorte que les 16 000 verres utilisés lors du week-end d’intégration soient recyclables. Une belle victoire :
“J’avais de grandes chances d’avoir la présidence de l’association de développement durable de l’école mais je savais que j’aurais plus de poids écologique au BDE, car l’impact là-bas était plus massif. La même année, Kedge reprend le concept pour organiser l’accueil des étudiants admissibles à l’oral et c’est une fierté d’avoir été à la naissance de ce mouvement“.
Hormis le BDE, l’école exige aussi de lui qu’il fasse des stages et là il réalise que tous les clones de l’école ne sont pas égaux. Et hors de question pour lui de demander à sa nouvelle tutrice, directrice régionale chez Orange : “j’étais si entêté que je refusais de demander quoi que ce soit. Je confondais sottement réseau et piston” Il finit par faire du woofing en Angleterre, mais le trop grand nombre de Français présents là-bas ne lui permet pas de progresser en langue autant qu’il l’eut voulu. L’année suivante, il comprend ce qu’il faut pour décrocher son premier stage de césure mais arrivé chez Schneider Electric, il renoue avec des comportements hors codes liés à la non-connaissance du fonctionnement des grandes entreprises et l’expérience n’est pas aussi payante qu’elle aurait pu l’être.
Cette difficulté à trouver ses repères prend fin grâce à une rencontre dans le cadre de « We Made It », le concours inauguré par Alcatel Lucent pour Article 1. Parti à New York, il assiste à une série de conférences, dont l’une d’un haut dirigeant de l’entreprise qui le fascine littéralement :
“Enfin on me parlait ! il a dit quelque chose comme « le monde devient un village de plus en plus petit. Soyez au cœur de l’action, mais sans renier vos racines », je me suis promis de l’appliquer.”
Son deuxième stage de césure lui offre cette possibilité et il la saisit à fond en décrochant un stage aux missions de manager chez DHL, à Ho Chi Minh Ville au Vietnam. Un stage à l’international décroché notamment grâce à l’entraînement aux entretiens en anglais proposé par Article 1 Trois expatriés pour tout le groupe et un boss aux conseils liminaires « peu importe comment tu te débrouilles, fais marcher le truc ». Galvanisé, Florian travaille sans relâche et franchit un cap professionnel. A la fin de ses six mois, il profite de diverses connaissances étudiantes dans la région pour sillonner l’Asie et acquérir la certitude qu’il y retournera.
Article 1, une communauté de semblables si différents
Avant l’Asie, retour en France, puis en Italie pour un Erasmus et voilà Florian diplômé. Dans sa famille, c’est parfois l’incompréhension face à ces études à rallonge et si loin des Hautes-Alpes. Pensant revenir en triomphateur du Vietnam, il réalise que ses proches ne le voient pas ainsi et s’interroge sur ce qu’est une vie professionnelle réussie. C’est alors qu’il est contacté par Bolewa pour devenir Fellow de Article 1. Acceptant bien volontiers de renvoyer l’ascenseur, il s’implique dans l’organisation du premier week-end des ambassadeurs et de la communauté de réussite. Nouveau choc positif : une communauté de semblables qui ne lui ressemblent en rien physiquement.
“On oppose parfois les jeunes issus des quartiers populaires, ceux des banlieues de grande ville et ceux des milieux ruraux. En côtoyant les jeunes de Article 1 j’ai réalisé que c’était une erreur : nous avons énormément en commun.
Comme moi ils sont tiraillés entre leur identité d’origine et l’aspiration aux codes de la réussite. Comme moi ils détonnent par rapport à leur famille et ce qui est la norme de la réussite pour d’autres, “une grande école”, n’a rien d’une évidence dans leurs foyers. Ensemble nous sommes plus forts, nous nous entretenons dans une émulation de chaque instant et nous aidons à nous assumer pleinement pour mieux nous dépasser.”
A l’étranger, on est Français. Point
Diplômé de Kedge, Florian choisit d’ignorer son envie d’Asie. Embauché pour un CDD d’un an chez le géant du transport maritime CMA-CGM, il cogite. Le secteur économique est peu compatible avec ses idéaux environnementaux, il s’ennuie et sent qu’il reste par carriérisme et facilité matérielle. A l’évidence, avec patience et sérieux on lui proposera un CDI et la bulle de confort ouaté de l’enveloppera tout entier. Tant d’efforts passés pour tant de confort présent ? La logique le déçoit et le pousse une nouvelle fois à se dépasser. Avec la prime de précarité à la fin de son contrat et un peu de bienveillance parentale, il dispose du pécule pour s’offrir son nouveau défi : apprendre le chinois à l’université des langues de Taïwan. Au moment de l’entretien, Florian en était à plus de six mois d’immersion et jugeait son niveau de mandarin déjà supérieur à celui qu’il avait en anglais lorsqu’il passait le bac ! S’il se voit confirmer ses rapides progrès par une première expérience professionnelle sur place, il ne voit pas son avenir à long terme loin de l’hexagone :
“Aujourd’hui, je suis en paix. Je progresse en chinois de façon très rapide et me prouve que je peux accomplir beaucoup de belles choses. Je veux rester un ou deux ans de plus pour faire fructifier cette pratique de la langue. Et j’aime l’anonymat de ma vie là-bas. Personne ne me fait de remarques sur mon accent, ou autre. Mais je reviendrais, car si je suis un citoyen du monde, je reste Français avant tout.”
Un retour qui pourrait le ramener à Eyguians, où son père fatigue et voudrait passer la main de la petite entreprise familiale qui cultive et vend des pommes des Hautes-Alpes. Reprendre l’héritage de ses racines et faire décoller tout cela grâce à ses savoirs de citoyen du monde, en somme.
Texte de Vincent Edin & Photo de Julie Boileau,