Ayant arrêté ses études après son bac, Sofiane ne connaissait même pas l’existence de l’ESSEC alors qu’il était ouvrier sur une chaîne de montage, chez Peugeot. Pourtant, trois ans après, c’est bien dans la prestigieuse école de Cergy que ce jeune homme de 22 ans suit des cours, sans trop savoir – ce qui lui plaît – où tout cela le mènera : l’important est d’ouvrir toutes les portes, le reste suivra. Un impératif unique guidera ses choix de carrière : être utile et pouvoir rendre à tous ceux qui l’ont aidé à devenir qui il est, un aspirant leader qui ne renie rien de son histoire.
Etre l’aîné d’une fratrie de cinq vous donne beaucoup de responsabilités. Qu’un seul tienne et les autres suivront. Vous faites des études brillantes et vos quatre cadets vous suivent ; vous vous résignez et vous déclassez et vous insufflez à vos petits frères l’idée que l’ascenseur social n’est pas pour eux. Sofiane sait tout cela, pourtant, après une scolarité qui le mène sans encombre jusqu’au bac STG, il arrête.
« Je ne savais pas quoi faire, les études ne me motivaient pas et je voulais gagner de l’argent. Mon père venait d’avoir une promotion chez PSA à l’usine de Poissy. Il était responsable de chaîne et a pu me faire embaucher au contrôle des sièges. Un emploi qui a été pris par un robot depuis. J’ai discuté avec les ouvriers, la plupart étaient les pères de mes copains du quartier. Ils m’ont expliqué qu’ils travaillaient dur pour que leurs enfants aient le choix »
Sofiane vacille, il part l’été avec sa MJC, direction le Mali pour six mois et aider à construire une école. Révélation :
« l’enthousiasme pour l’éducation, c’était fou ! L’école n’était même pas construite et tout le monde en rêvait, j’ai compris que je me privais d’une chance inouïe »
Problème, de retour en France il faut remplir ces kafkaïennes APB… Il coche tous les DUT pour boucler ses études en deux ans et un étrange acronyme, CPGE, en dernier recours. Bizarrement, c’est là qu’il est reçu. En réalité, la prépa manquait d’élèves et, avouons-le, les ambitions de l’établissement sont très modérées. Alors qu’il passe le plus clair de son temps à rattraper son retard et essayer de reprendre des bonnes habitudes scolaires, un email annonçant une réunion d’information d’Article 1 titille sa curiosité et l’ennuie, car il faut écrire une lettre de motivation. Chronophage aberration… à laquelle il se soumet. Il rencontre Mathieu Derand, d’Accenture, qui devient son parrain (il l’est toujours) et son rapport à la réussite bascule.
« Mathieu était exalté, il croyait en moi comme personne. Les limites et autres autocensures, il n’en avait cure. Il m’a emmené au siège d’Accenture à de multiples reprises, d’abord pour me faire aimer l’entreprise, puis pour me faire répéter les oraux »
Sofiane se prend au jeu et le résultat dépasse ses espérances… Après les écrits, il est admissible aux écoles parisiennes, pour lesquelles il n’avait même pas préparé les oraux, aucun élève de son lycée n’y étant admissible. Mobilisation générale chez les profs pour le préparer à fond et le résultat est là, incroyable : l’ESSEC. Passer en si peu de temps de l’établi de Peugeot aux bancs de Cergy, voilà bien un résultat qu’aucun algorithme sociologique n’aurait pu prévoir. Il appelle son parrain, évidemment, lequel n’a qu’un défaut à ses yeux : être supporter de l’OM. Impardonnable pour ce fan du PSG « non mais sérieux, il vient d’Aulnay en plus, c’est un traître ! Mais bon, avec tout ce qu’il a fait pour moi, je lui passe… »
Préjugés, préjugés et demi
Arrivé à l’ESSEC, Sofiane est seul de sa prépa quand les anciens d’Henri IV ou de Louis le Grand se retrouvent à vingt ou trente. Le choc culturel est rude et pousse le jeune homme à une méfiance généralisée à l’égard des fils de bourgeois… Une attitude qu’il regrette bien vite, conscient qu’on ne peut plaider pour la lutte contre les préjugés à son propos et l’appliquer aux autres : il donne une seconde chance à la jeunesse dorée.
« J’avoue, d’instinct je me méfiais d’eux. J’y voyais forcément la marque de ceux qui créaient des injonctions stupides, parce que déconnectés de la réalité, que les ouvriers devaient appliquer sans broncher. Certains étudiants de l’ESSEC sont comme ça, comme partout malheureusement, avec un vrai manque de recul. Mais j’ai aussi découvert des tas de jeunes très ouverts, avec des convictions et de la volonté de faire autrement. Ironie du sort, Armand Peugeot, de la famille du constructeur est dans ma promo et il est très sympa. Il était même aux côtés des ouvriers lors des manifs à Aulnay. En repensant à lui, je me dis qu’il ne faut pas intenter de procès trop vite à tous ! »
Dès lors, Sofiane veut faire du rapprochement entre les mondes son combat. Ne pas prendre les codes des dominants, car ce serait se renier, mais jouer le jeu de l’école de commerce et prendre ce qu’il y a à prendre. Le sociologue Norbert Alter, auteur de La force de la différence, dit que, dans une France où les inégalités conduisent de plus en plus à la construction de véritables univers séparés (voire séparatistes), ceux qui sont à la marge d’un de ces mondes sont les plus à même de pouvoir changer les choses. Sofiane en est un exemplum au sens médiéval du terme, ses récits illustrés donnant une leçon salutaire à un auditoire avec une grande valeur morale. Une « contagion » qui commence bien sûr par ses frères, avec un premier succès puisque le plus âgé d’entre eux entame, lui aussi, une classe prépa.
« Mais scientifique, pas commerce, il me dit « je ne veux pas devenir épicier comme toi ! » Ça me prouve qu’il a compris l’importance de l’éducation et que, pour autant, il ne sacralise pas mon parcours mais continue de me tacler gentiment »
Sérieux sans se prendre au sérieux, continuant de jouer au foot avec ses copains d’enfance, le jeune homme prend également très à coeur la chose publique. Sans figure tutélaire dans la classe politique actuelle, il clame pourtant son appartenance historique à la gauche :
« sans Mitterrand mon père ne serait pas resté en France mais retourné au Maroc. Ça ne s’oublie pas. Le sens du combat pour le progrès, la lutte pour l’égalité sont pour moi clairement ancrés à gauche. Après, la politique actuelle n’incarne certainement pas la gauche pour moi et ne me pousse pas à m’engager aujourd’hui, mais c’est pas une raison. La politique c’est capital et je prends toujours le temps de contredire ceux qui pensent qu’on peut s’en passer »
Joue-la comme Chris Gardner
Au-delà des élus, puisque la question des personnalités « inspirantes » revient souvent chez lui, on en vient à lui demander s’il aurait une personnalité modèle, vraiment surplombante. La réponse fuse, le businessman et philanthrope Chris Gardner :
« j’ai été très ému par son histoire et ce qu’il est devenu sans se renier. Etre SDF et devoir confier son fils, connaître la réussite rapide dans la finance, mais ne rien oublier du passé. Il a réussi dans la finance et poursuit ses engagements en faveur de l’égalité des chances. Pour moi, le different leader se singularise ainsi : ne pas se conformer à la norme mais écrire sa propre réussite au présent avec un passé singulier »
En plus du self made man, la figure de la professeure de philo revient souvent au cours de l’échange pour deux vertus essentielles : la transmission du goût de la lecture et l’éloge du doute. Une qualité qu’il cultive à titre personnel pour sa future orientation. Après un stage de six mois dans une très grosse institution publique, Sofiane veut diversifier au maximum ses expériences pour être sûr de là où sera vraiment son engagement le plus utile. Sans se presser pour autant de foncer vers les ONG et autres structures sociales :
« ma priorité c’est de rendre ce qu’on m’a donné. Je ne veux pas être un poids financier pour mes parents plus longtemps. Je suis prêt à avoir un emploi moins passionnant, mais plus rémunérateur les premières années. Je suis le roi d’Excel et de Powerpoint et j’ai même appris à coder seul ; le temps de se mettre à l’abri quoi. Si je dois prendre des voies plus risquées par la suite, je veux l’assumer seul. De toute façon, je veux attendre d’avoir trouvé ma cause, mon vecteur idéal d’engagement, alors je foncerai »
Avant de trouver sa cause future, il s’engage pour l’égalité des chances et ne rate jamais une occasion d’aller échanger avec les lycéens pour les convaincre que tout est possible et dire son amour pour le travail d’Article 1. Ce, car l’association a répondu à la question qui lui paraissait insoluble : comment ne pas perdre son identité en arrivant en grande école ?
« Ils m’ont montré que je n’avais pas à choisir, que ça n’était pas Bagnolet ou la Défense, l’Islam ou la République et ainsi de suite, mais que j’étais riche de toutes ces différences. Ça n’a rien d’un discours, depuis que je porte cela avec fierté, aucune porte ne s’est fermée… Au contraire ! »
Texte de Vincent Edin & Photo de Julie Boileau,