"Quand un professeur m’a dit que je ne passerais même pas le rattrapage du bac, cela a été un énorme déclic. Il n’y avait rien de mieux pour me booster."
J’ai choisi un bac scientifique parce que c’est un bac qui ouvre les portes pour tout. Je suis la première dans ma famille à envisager des études longues. Mon lycée, Bertran-de-Born, est considéré de bon niveau à Périgueux. En seconde, tout se passe bien. En 1ère, patatras, grand passage à vide ; je ne me projette pas. Les conseillères d’orientation ne m’aident pas. Mes notes dégringolent. Notre professeur de mathématiques est brillant, mais il n’est pas pédagogue ; il nous décourage au premier échec.
Les langues, c’est un désastre. Il y a bien longtemps que je me suis rendu compte que l’allemand n’est pas fait pour moi, mais il s’agit toujours – ô grand désespoir – de ma première langue. L’anglais en LV2 n’est pas une priorité à cette époque. Jusqu’au deuxième trimestre, j’ai environ 5 de moyenne dans les trois matières dominantes.
Mes professeurs m’encouragent à redoubler, en particulier mon professeur de physique-chimie : « Tu n’auras pas le bac, ça ne sert à rien que tu passes, tu n’iras même pas aux rattrapages. » Mon orgueil en prend un coup.
Seule ma professeure de SVT mesure ma détermination et m’encourage dans ma décision de passer en terminale. Vers la fin du deuxième trimestre, je découvre le CIO (Centre d’information et d’orientation) et je prends conscience de ce qui m’intéresse : je suis extrêmement organisée, l’événementiel est fait pour moi. En terminale, je mets les bouchées doubles. Je prends des cours particuliers de mathématiques et physique-chimie grâce à mon papa qui m’aide à les financer. Pendant la semaine du bac, j’ai néanmoins quelques soucis de santé qui m’empêchent de m’installer complètement sur ma chaise d’examen. À partir du mercredi, cela devient une lutte pour me concentrer sur les épreuves et non sur la douleur. Le lendemain matin du dernier examen, ma mère m’amène aux urgences ; la douleur est trop forte. Je suis opérée la veille des résultats du bac. Impossible d’aller devant les fameux panneaux des résultats.
Des amis m’appellent. Je l’ai ! Je crie dans une presque hystérie. Je n’y crois qu’à moitié. C’est confirmé. Je n’ai pas besoin de passer les rattrapages. On est en 2012, je m’appelle Annabelle Chantal et je suis fière. Je viens de prendre un nouveau départ.
Ma famille vient de Dordogne. Cela fait quelques générations que mes ancêtres s’y sont installés et personne n’a bougé de ce coin de France. Du côté de ma mère, on est ouvrière de mère en fille à l’entreprise Carnaud. Du côté de mon père, on est agriculteur de père en fils. Je suis en quelque sorte l’aventurière de la famille, car je suis la première à avoir quitté le terroir familial pour mon DUT à Perpignan, puis à Versailles et finalement vivre à Boston avec mon copain.
Quand j’étais toute petite, je passais beaucoup de temps chez mes arrière-grands- parents, à la ferme. C’était très rustique. Il n’y avait pas de salle de bains, pas de toilettes, pas de chauffage, pas de TV couleur. J’y ai pourtant été très heureuse à nourrir les lapins ou chercher les champignons. En hiver c’était parfois un peu rude de traverser la cour pour aller trouver des semblants de toilettes dans la maisonnette des poules. Pour nous laver, j’avais un gant et l’évier de la cuisine avec lequel je me débrouillais pour « faire ma toilette ». Une fois prête et transie de froid, on se réchauffait au coin du feu, puis on s’installait tous les trois (mes arrière-grands-parents et moi) dans le lit, bien bordés avec une bouillotte et la chienne sur les pieds pour nous tenir chaud.
En 2002-2003, nous avons traversé une période compliquée. Ma mère projetait alors de construire un projet d’exploitation agricole avec mon père, mais le projet n’aboutissait pas… Peu de temps après nos parents nous annonçaient leur divorce. Ce fut un moment terrible de voir nos parents se déchirer, un coup dur pour mon frère et moi.
C’est en 2008-2009 que ma mère a pris une décision qui a réorienté nos vies. Après 14 ans de petits emplois à droite et à gauche, elle a décidé de reprendre des études et de faire un BTS gestion agricole. Quand elle était au collège, elle avait un rêve : devenir professeure d’anglais. Malheureusement à l’époque, n’étant pas assez douée en mathématiques elle s’est vu refuser son accès au lycée et son rêve s’est envolé. Je mentirais si je disais qu’elle a obtenu son BTS avec facilité et en gérant cela à la « Wonder Woman ». Certaines fins de mois ont été compliquées, et d’autres encore plus. Ma mère baissait parfois les bras, je l’entendais dire à ma grand-mère combien il lui était difficile de surmonter son point faible : les mathématiques. Pourtant, malgré cela, elle est allée jusqu’au bout. Et, in fine, à la lecture des résultats, c’est elle qui a obtenu les meilleures notes en mathématiques.
Mon père, lui, est une personne extrêmement réservée qui ne s’exprime que très peu. Quand j’ai eu mon bac, il m’a juste dit : « Eh bah c’est bien. » Certains d’entre vous se diront que ce n’est pas grand-chose, et pourtant. Ces simples mots pèsent bien plus dans la bouche de mon père que dans celles de n’importe qui d’autre. Son regard, son attitude sont plus expressifs que ses mots. Je sais sa grande fierté de me voir réussir. Mon père a repris la ferme de ses parents et travaille énormément. Saison des fraises l’été, saison des canards l’hiver, il ne s’accorde jamais de vacances. Pour pouvoir nous offrir ce dont nous avons besoin et en particulier mes études, mon père a travaillé et travaille toujours avec acharnement et sans répit. Peu importe qu’il vente, neige ou que ce soit la canicule, il s’occupe de la ferme.
Au total, pour parvenir au bout de mon master 2, j’ai effectué 6 années d’études pendant lesquelles mon père m’a aidée du mieux qu’il le pouvait pour que je puisse payer mes études. Je cumulais les emplois étudiants pour boucler les fins de mois. Il n’a toujours pas changé de ZX, sa voiture, qui est probablement aussi vieille que moi. Il s’obstine à la garder, peut-être aussi par fidélité. En mars 2019, mon père est venu pour la première fois me voir et découvrir ma nouvelle vie à Paris. Merci le Salon de l’agriculture. Il est resté 3 jours. Cela faisait 30 ans environ qu’il n’avait pas remis les pieds à la capitale. Cela a été un grand moment pour moi et beaucoup de pression, je voulais que tout soit parfait. Je voulais que mon père voie ce que j’avais réussi à accomplir avec son aide et que je n’avais pas perdu de temps, ni fait de mauvais choix. Comme à son habitude, mon père m’a suivie dans tout ce que je proposais de faire — c’est son truc, il ne me dit jamais non — c’est à la fois encourageant et déroutant, car j’ai toujours peur qu’il me dise oui même si cela ne lui fait pas vraiment envie. Mais à ses yeux — je le vois —, rien n’est plus beau que de me faire plaisir. Quand j’observe mon père, j’aime à penser que j’ai pris ses meilleurs côtés : au premier abord on me perçoit souvent comme une femme timide et discrète, ce qui en partie est vrai, car je suis très calme et posée. Mais à côté, comme mon père, je ne m’arrête jamais, car je m’ennuie rapidement. Je ne supporte pas de rester longtemps sans rien faire. Nous avons tellement à faire dans la vie.
Désormais, je vis à Boston. J’ai suivi mon copain franco-américain. Quand j’ai rencontré Adam, il y a plus de 5 ans maintenant, j’étais littéralement une « quiche en anglais ». Mais à présent il m’est devenu naturel de regarder des films en VO. L’idée d’aller aux États-Unis a longtemps été saugrenue pour moi. Ce n’était ni un but ni un rêve. Aujourd’hui, on y est.
Dans la vie je me suis toujours demandé si j’avais le goût du risque, si j’étais plutôt leader ou suiveuse ? Si je pouvais avoir suffisamment de cran pour faire ce que j’avais en tête. Je crois que oui.
Cette installation outre-Atlantique en est une nouvelle preuve. Comme ce jour de printemps 2010, quand j’ai décidé de me présenter au concours de chanson française de la Truffe d’argent. C’est un concours prestigieux de la Nouvelle Aquitaine, très prisé par les chanteurs amateurs. J’avais l’habitude de chanter en permanence, dans la rue, en chemin pour l’école ou ailleurs. Alors, pourquoi pas ?
« Tu n’as jamais pris de cours de chant et tu vas faire la Truffe ? », m’a fait remarquer ma mère interloquée et dubitative. « Oui, bien sûr, pourquoi pas ? » Une fois ma fanfaronnade passée, je vous épargne les sueurs d’angoisse avant de monter sur scène. Quand vient mon tour, je suis tellement stressée qu’au moment où je dois me lancer je n’ai plus de voix. On m’accorde une deuxième chance, et là je chante. Je chante comme jamais, je me sens libérée. Il faut attendre les résultats. 6 personnes sur 15 doivent être prises. À la 5ème personne, je me dis que c’est fichu.
La 6ème personne est annoncée, je suis prise. Il n’y a rien d’impossible et même si parfois cela peut nous paraître compliqué ou effrayant, il n’y a en réalité qu’un pas vers cette réussite. Pour moi, un mot résume très bien la réussite : OUI. Je me convaincs souvent de dire oui, même si je ne suis pas sûre à 100 %. Dire oui à une expérience, même si l’on n’est pas sûr, ouvre forcément des portes : soit on apprend, soit on avance. On gagne à tous les coups.
C’est ce que j’essaie de transmettre à mon frère. Julien est de 7 ans et demi mon cadet. Je crois énormément en son potentiel. Pourtant j’ai peur qu’il se heurte aux mêmes problèmes que j’ai pu rencontrer. Aujourd’hui si je me bats au sein de l’association, c’est pour lui. Pour lui et pour tous les autres jeunes de province qui peuvent se sentir aussi oubliés que les jeunes des quartiers défavorisés. On pense souvent aux quartiers HLM en périphérie des grandes villes, et pourtant lorsque l’on vient de petits villages, on peut aussi rencontrer des différences de traitement et d’accessibilité aux informations. Aujourd’hui, je me bats pour que tous ces jeunes, quelle que soit leur origine, aient droit à leur chance.