Chaque année, nous aidons plus de 100 000 jeunes à prendre le pouvoir sur l’avenir. Notre mission est de donner à chacun l’égale liberté de trouver sa voie. Nous devons convaincre notre pays de miser sur toute sa jeunesse, pour renouveler les visages et les visions de la réussite.
Benjamin : Mes racines sont celles de familles de milieu modeste, arrivées en France, venant d’Italie et de Russie. Partout dans le monde l’accès au savoir reste, pour les plus défavorisés, le meilleur moyen de conquérir sa liberté. C’est une promesse très forte de notre école républicaine. Mes parents et moi-même avons pu en profiter, mais j’ai eu très vite le sentiment que cette promesse n’était que partiellement tenue. À quelques exceptions statistiques près, la fable que l’on nous raconte sur le mérite n’a que les vertus d’une fable. Notre société organise le fait de mettre plus de barrières pour un certain nombre de jeunes, selon le lieu où ils sont nés, la profession de leurs parents, leurs revenus, la couleur de leur peau, leur genre… donc non, le talent et le travail ne suffisent pas. C’est une situation qui me met toujours en colère, j’éprouve un sentiment d’injustice devant le poids des discriminations, des privilèges et des inégalités ; une impression de gâchis profond, d’une trahison d’un idéal républicain qui est pourtant enraciné en moi. D’où mon engagement depuis 15 ans pour l’intérêt général, avec cette idée de prendre le problème à la racine, dès l’école.
Boris : Comme dans le Lièvre de Vatananen, j’ai croisé par hasard le sujet de l’inégalité des chances et cela a changé ma vie. En 2003, je travaillais au cabinet de Francis Mer, alors ministre des Finances. Un jour j’ai dû l’accompagner pour remettre des bourses à des jeunes méritants. Pour préparer son intervention, je me suis renseigné et j’ai lu les lettres de motivation des jeunes. Je sortais tout juste de la Cour des comptes et je pensais connaître grosso modo les enjeux socio-économiques de la France. Mais j’étais passé complètement à côté de ce problème essentiel. Quand j’ai réalisé que nous étions dans les derniers au classement des pays de l’égalité des chances, cela m’a révolté. J’ai éprouvé un sentiment de trahison. Moi qui étais confortablement installé dans l’idée que je travaillais pour l’intérêt général, je me retrouvais finalement à cautionner un système profondément injuste. Il était inconcevable de demeurer les bras croisés.
Boris : Un jour, lors du campus d’intégration que nous organisons chaque été, des jeunes filles sont venues me voir et m’ont dit « C’est incroyable d’être ici ensemble. C’est la première fois qu’on se sent chez nous quelque part. ». Quand je prends la parole pour Article 1, il est rare qu’il n’y ait pas un moment où je doive m’arrêter pour contenir mon émotion.
L’égalité des chances au quotidien, ça remue. Ça a changé ma vie de technocrate ! Ma vision sociale et politique a beaucoup évolué au contact de ces jeunes. Notre nom républicain est fondamental. La première phrase de l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est importante : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Mais la deuxième phrase l’est tout autant : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Elle pose la question de l’exemplarité des élites. Aujourd’hui, elles ne le sont pas. Une société qui, comme la nôtre, valorise autant les succès purement individuels — mélange de popularité et d’argent — est une société malade. C’est pourquoi on assiste à tant de soubresauts en France et ailleurs en Occident.
Nous sommes une société orpheline de son idéal. Nous avons oublié la République. Le capitalisme a fait preuve d’une extrême efficacité, il a permis de sortir des gens de la pauvreté, il a apporté un confort inestimable. Mais, aujourd’hui, nous sommes dans une forme d’aliénation parce qu’on a oublié nos fondamentaux républicains. Notre enjeu, à notre petite mesure, est de contribuer à promouvoir une vision de la réussite qui combine succès individuels et contribution au bien commun.
Benjamin : Les émeutes des banlieues en 2005 ont servi d’accélérateur à la prise de conscience. Elles ont conforté la légitimité de notre action qui avait débuté quelques mois auparavant. À l’époque, quelques initiatives commençaient à émerger, telle celle de PSA à Poissy qui avait réalisé un premier accord pour recruter des jeunes de quartier. La signature de la Charte de la diversité en 2004 avait aussi fait sortir le sujet du déni en entreprise. Cette même année, Richard Descoings avait ouvert Sciences-Po aux étudiants des milieux populaires, suivi par d’autres initiatives menées par les acteurs de l’école. Il a été le premier à donner un grand coup dans la fourmilière. Le sujet commençait à émerger, les émeutes ont souligné son importance et son urgence, mais le travail de ces quelques pionniers restait largement incompris.
Benjamin : Aujourd’hui, le mouvement a pris plus d’ampleur, mais il reste insuffisant. Fait nouveau : désormais, les responsables aux manettes des entreprises privées et publiques ont le sentiment que les inégalités constituent un vrai risque. Les tensions sont telles que cela impose de ne pas se satisfaire de la situation actuelle, il faut agir, sans faire du social washing. Beaucoup sont sincères dans leur envie d’engagement. Cette exigence de justice sociale est positive. C’est sans doute même notre meilleur espoir, si nous pouvons faire grandir et s’exprimer cette diversité de talents, peut-être trouverons-nous des réponses aux périls sociaux, démocratiques et environnementaux qui nous menacent.
Boris : L’inégalité des chances est un poison de long terme. Bien sûr que le sentiment d’être ignoré, relégué dans des territoires délaissés, cantonné à la précarité est insupportable pour beaucoup. Mais ce qui met le feu aux poudres, c’est le sentiment que notre système est injuste. Au-delà de la frustration, au-delà du pouvoir d’achat, s’exprime une colère qui me paraît en partie liée aux inégalités de sort faites aux enfants.
Benjamin : Ce n’est tellement pas une surprise ! Dans les campagnes et ce que l’on appelle la France périphérique, beaucoup nourrissent un ressentiment vis-à-vis des jeunes des quartiers considérant qu’on ne parle que d’eux, ou vis-à-vis des élites qu’ils perçoivent comme déconnectés des réalités. Cela alimente un sentiment mortifère d’injustice et de défiance. Peu importe de savoir si c’est vrai ou pas. Ce qui est très prégnant, c’est cette impression chez certains que les dés sont pipés quand on prépare l’avenir de nos enfants. Quand on va dans les campagnes, dans les bassins désindustrialisés ou les petites villes de province où l’emploi se raréfie, on perçoit le sentiment d’abandon. Ce n’est pas anecdotique, ce n’est pas un sujet pour se faire plaisir. Cela se traduit par le vote des extrêmes, l’abstention, le repli sur soi. Avec un vrai risque de remise en cause de tout notre modèle démocratique.
Boris : Il y a deux phénomènes concomitants. Auparavant, les problèmes dans les écoles étaient des cas isolés. Aujourd’hui, des établissements entiers sont devenus problématiques. La segmentation territoriale a créé une véritable « France périphérique » qui cumule beaucoup de handicaps. Cela crée des situations très difficiles pour les enseignants. C’est dans ces établissements que nous sommes présents.
À l’autre bout du spectre, les élites ont la pression de la performance permanente, du toujours plus, avec un stress élevé qu’ils communiquent à leurs enfants. L’attention constante portée à la moyenne générale calculée en temps réel, à la pratique des langues étrangères dès le plus jeune âge, aux résultats de l’école, du collège, tout cela alimente une véritable hystérie… Aujourd’hui, le haut du pavé est tenu par les établissements privés alors qu’il y a 30 ans, c’était l’inverse. L’expérience de l’éducation n’est plus du tout la même selon le revenu des parents. Ce ne sont pas les professeurs qui en sont la cause, c’est l’évolution globale de notre société. Les gens s’éloignent de plus en plus les uns des autres, des fossés se creusent. C’est un énorme challenge. Nous nous employons à recréer du lien social, par le mentorat, par les rencontres entre étudiants et lycéens, par les visites dans les lycées. C’est fondamental. Nous devons retisser des liens.
Benjamin : Nous avons fusionné pour démultiplier notre impact. Nous redoutions l’un comme l’autre le risque de devenir deux associations alibis avec nos quelques milliers de jeunes chacun, sans être en capacité finalement d’avoir une influence réelle sur les phénomènes de discrimination et de reproduction sociale. Nous voulons devenir une association systémique, pas un faire- valoir. Avant la fusion en 2018, nos deux mouvements accompagnaient 12 000 jeunes. Un an après, nous sommes passés à 72 000. Nous aidons désormais plus de 125 000 jeunes chaque année à trouver leur voie. Il ne s’agit pas seulement de faire du chiffre, mais bien de faire grandir un réseau de futurs citoyens libres, inspirants et porteurs d’une vision de la réussite plus collective, plus inclusive.
Boris : Notre rêve, c’est qu’on puisse dire d’ici 15 ans qu’Article 1 aura changé la donne sur la mobilité sociale. Pour ce qui est du court terme, il nous faut transformer les superbes histoires que contient ce livre — et les milliers d’autres auxquelles nous avons un peu contribué — en sources d’inspirations pour les plus jeunes. Les Associés Article 1 doivent être les locomotives de l’égalité des chances, car ce sont eux qui vont rallumer l’envie.
Benjamin : Nous devons transformer la bonne volonté des dirigeants d’entreprise en actions. Cela passera sans doute par des incitations fortes, comme le mécénat ou la taxe d’apprentissage. Le fait d’obliger les entreprises à décrire ce qu’elles font en matière de responsabilité sociale, etc. Mais, on ne réussira pas cette révolution uniquement avec les entreprises. Il faut engager plus encore L’État. Le dédoublement des classes de CP, c’est bien, mais tellement insuffisant. Il ne faut pas qu’on brandisse cette mesure en permanence. Cela va dans le bon sens parce que ça ancre le fait que, sur ces publics défavorisés, il faut une action positive portée par l’État avec des moyens supplémentaires et dédiés. C’est un premier pas, prenons-en acte. Mais ne nous arrêtons pas à cela. On a commencé à s’attaquer au primaire et aux stages de 3e. Il reste tous les autres freins.
Benjamin : On ne demande pas que toutes les études soient gratuites. Il faut par contre prendre acte que pour un jeune de milieu défavorisé, le coût des études — et tous les coûts annexes — amène un certain nombre d’entre eux à renoncer aux études supérieures parce qu’ils estiment, à tort ou à raison, que cela n’est pas possible ou pas nécessaire. Le jeu n’en vaut pas la chandelle … donc ils n’y vont pas. J’ai l’exemple en tête d’un jeune qui ne voulait pas continuer au-delà de son BTS, malgré les encouragements de ses enseignants, parce qu’il était déjà certain d’avoir un job et qu’il était le premier diplômé de l’enseignement supérieur de sa famille. Il y a un vrai sujet d’accompagnement ou de médiation vis-à-vis de la jeunesse des milieux populaires pour lui expliquer comment se projeter vers ces études supérieures, sans se sous-estimer.
Benjamin : Nous avançons avec beaucoup d’humilité. Nous ne sommes pas enseignants. Mais, si on feint de croire qu’un prof va tout seul résoudre le problème des inégalités, on va dans le mur, c’est un mythe. Il est temps de se demander ensemble : comment faire pour aider l’enseignant, premier rempart contre l’inégalité des possibles, dans sa mission, en lui apportant ce que lui, même avec la meilleure volonté du monde, ne peut pas apporter seul.
Boris : Nous ne sommes pas dans une logique méritocratique aujourd’hui. D’après l’article 6 de notre fameuse Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le mérite, c’est de donner accès à des places en regard des « talents et des vertus « . Aujourd’hui, on réduit cela à des notes aux concours. On a perdu de vue à quel point cette situation est injuste quand le système scolaire est — comme le rappellent régulièrement les enquêtes internationales — aussi producteur d’inégalités. Que dire de l’audace, de la persévérance, de la capacité d’adaptation, de la curiosité, de la résilience, de l’autonomie, de la capacité de travail qu’il faut déployer quand on a un job en parallèle de ses études que doivent démontrer les jeunes issus de milieux populaires pour arriver aux mêmes résultats scolaires ? Ce ne sont pas des talents et des vertus ? Comment ne pas s’indigner que cela soit compté pour rien ? Ne pas tenir compte de ces inégalités à concourir, se limiter à des notes pour apprécier le mérite, c’est ignorer la promesse que notre République s’est faite il y a 230 ans. Ce n’est pas ça la méritocratie ! Vous vous inquiétez du potentiel néfaste d’internet.
Boris : En théorie, internet est un formidable outil de démocratisation du savoir. En pratique, le temps d’écran en moyenne des adolescents américains tous écrans confondus, ordi, tablette… est de 7 heures par jour. Les jeunes de milieux défavorisés y consacrent deux heures de plus. Soit 9 heures. Les gamins les plus favorisés ont des activités qui les font sortir de chez eux. Ceux des stars du web ou des dirigeants des GAFA se voient même souvent interdire l’accès aux écrans. Si on ajoute le caractère addictif des jeux, l’omniprésence de la violence, les effets très néfastes des réseaux sociaux sur l’image qu’on a de soi, voire sur le rapport au réel, les pièges des algorithmes qui reproduisent sur le web toutes les ségrégations sociales, économiques, territoriales, culturelles qui sont à l’œuvre dans le réel, il est clair que des enfants peu avertis et encadrés peuvent en subir les effets de plein fouet. C’est pour cette raison que nous investissons fortement le numérique, pour contribuer à en faire un lieu qui tienne sa promesse, celle de la démocratisation du savoir, de la curiosité, de l’élargissement du champ des possibles. Il y a beaucoup de boulot…
Benjamin : Nous aurons sans doute, en plus de tout ce que nous faisons, des choses à imaginer dans nos ateliers pour ne pas laisser les adolescents se faire avoir. Cela passera peut-être par une incitation à sociabiliser et à savoir déconnecter, peut- être par plus d’information sur les techniques développées par les acteurs du web pour capter notre attention et nous adresser des contenus ciblés. Et surtout cela passera par notre capacité à développer des solutions digitales d’intérêt général, indépendantes, non marchandes, pour que le potentiel d’internet soit utilisé à bon escient.
Boris : C’est une colonisation mentale extrêmement toxique. On est souvent dans le délire d’une quantification — de popularité, de richesse —qui n’est en réalité qu’une aliénation. C’est tout le contraire de notre idée d’une réussite équilibrée entre accomplissements individuels et contribution au bien commun. Si comme me l’ont dit certains jeunes, l’envie de gagner beaucoup d’argent a été un moteur puissant, l’un de nos enjeux c’est à la fois de l’entretenir en tant que moteur tout en les aidant à se réapproprier leur histoire. La réussite, c’est une histoire, pas un revenu. L’une de nos missions, c’est de les aider à trouver une forme authentique et équilibrée de réussite entre leur équation économique. De quel argent souhaitent-ils disposer à l’avenir ? Où se trouve leur épanouissement individuel ? Quelle est la vie qu’ils souhaitent mener : quelle activité, quel rythme de travail… etc., et leur responsabilité sociale ? Nous les interrogeons pour savoir parmi ces trois champs comment ils se positionnent. Ce n’est pas une question à laquelle chacun peut répondre immédiatement, elle se pose tout au long de la vie. C’est à chacun de définir son cheminement.
Benjamin : Je ne me fais pas trop d’illusion sur le fait que le combat puisse se gagner un jour. Parfois, on peut se décourager, mais c’est assez vite surmonté — nous le devons à tous ceux qui s’engagent avec nous, l’équipe Article 1, nos bénévoles et partenaires. Ils portent une exigence de fraternité qui nous pousse à être optimistes, à rester combatifs. Ce que l’on porte avec Article 1, c’est un idéal vers lequel tendre. Notre société est ainsi faite que les inégalités sont ancrées dans notre fonctionnement. Notre boulot consiste à faire en sorte de les atténuer ou en tout cas d’essayer de faire que ces inégalités ne soient pas fondées sur des critères qui ne devraient pas exister comme la fortune, la naissance, la chance… Il faudra que mes enfants s’y mettent ainsi que mes petits-enfants… Et Article 1 sera encore là dans longtemps.
Boris : J’aime voir grandir la communauté de gens qui s’engagent. Demain, sans doute que des centaines de milliers de personnes seront passées par Article 1 — comme bénévoles, comme bénéficiaires. Ils auront appréhendé concrètement cet enjeu d’égalité des chances et ils contribueront à le diffuser dans leur école, leur entreprise, leur ville, leur famille… Quand je lis les portraits de ce livre, quand je ressens la force qui se dégage de leur exemple, quand je me dis qu’ils ne représentent qu’une petite partie de ce que nous faisons, alors oui, je suis optimiste.