Inès

Stains

"La ligne RER D est comme un fil conducteur dans ma vie. C'est par elle que je me suis anticipée, c'est grâce à elle que j'accomplis mes engagements aujourd'hui."

Quand il a fallu choisir un endroit qui me représente afin d’y réaliser mon portrait photographique, j’ai naturellement choisi le quai du RER D. D’abord parce qu’une gare c’est un lieu de vie, de mélanges, de rencontres, de mouvements : des aspects fondamentaux de ma vie. Mais aussi parce qu’un quai de gare c’est un arrêt sur une trajectoire, un moment d’attente, de réflexion, de recul, comme cet exercice d’écriture. Enfin, un quai de gare, c’est toujours le début d’un nouveau trajet, l’expression des possibles, je crois. Alors pourquoi le RER D ? Ceux qui le prennent savent. Mais en voici les raisons, en quelques lignes.

Les bonnes conditions

J’ai grandi à Sarcelles, vécu à Saint-Denis et habite aujourd’hui à Stains, trois villes dans le funeste top 15 des villes les plus « pauvres » de France, mais aussi trois communes traversées par le RER D. J’ai étudié à Grenoble et je suis revenue au printemps d’une mission au Parlement européen à Bruxelles, deux villes en partance directe de gare du Nord… sur la ligne D du RER. Mais surtout, le RER D, j’ai commencé à le prendre très tôt, avec ma mère, pour aller à Paris. Parce qu’elle voulait absolument nous montrer, à mon frère et moi, un ailleurs, une altérité. J’ai été élevée jusqu’à mes 15 ans dans une famille très attachée à sa culture et ses traditions, mais aussi aux idéaux de la France. Et le mot est important. Mes parents ont quitté le Maroc à la fin des années 80, en quête de liberté, d’égalité de droits et d’un meilleur avenir pour nous. Après quelques mois à Paris dans une chambre de bonne devenue trop étroite pour une famille qui s’agrandit, nous sommes venus habiter à Sarcelles en HLM. C’est une autre réalité, une autre France. Mes parents se sont très vite engagés dans la vie de la cité. Ils militent, défendent, organisent. Pour mon frère et moi, ils misent tout sur l’école, cet ascenseur social de la méritocratie. Comme on configure un ordinateur, mes parents m’ont poussée à aller au maximum de mes capacités : solfège, violon, judo, cours d’arabe et… manifestations. Dans un environnement où le fatalisme fait loi, où toute ambition est revue à la baisse, où enseignants comme éducateurs ont, à quelques exceptions près, peu d’exigence pour nous, chaque moment de ma vie devient un oxymore. À 11 ans, je suis proche du burn out mais je comprends déjà que tout ça « c’est pour plus tard, c’est pour moi ».

Très jeune, j’ouvre donc les yeux sur le fossé qui commence à se creuser entre mes camarades de classe, entre mes amis les plus chers, et moi. Et plus les années passent, plus la culpabilité grandit, pourquoi j’avance, moi, et pas ces autres qui parfois sont plus brillants que moi ? Je perçois les rouages, les angles morts du système, les a priori, les clichés, la bienveillance déplacée, voire le mépris ; comme cette femme, chez qui plus tard je serai jeune fille au pair en première année d‘école de commerce et qui, voyant que je ne laisse pas mon identité au pas de la porte, me dit un jour en substance : « Tu sais, je t’ai prise chez moi pour faire de toi une vraie Française, pour t’intégrer. Et en plus, je pensais que tu m’aiderais plus avec le ménage, car vous les Maghrébines… »

Un mur après le bac

Mais je vais trop vite. Revenons à l’année du bac. Juste après mes vœux APB, je fais deux découvertes fondamentales : d’abord celle du concept d’égalité des chances en intégrant l’association Article 1 et celle, très vite après, de l’immense nécessité de ce genre de structures. Il y a un fossé plus grand encore que celui entre mes copines de collège et moi, le fossé qui me sépare du reste du monde : la première année de prépa. Le RER D à ce stade, c’est ce moment à gare du Nord, en direction de Châtelet-les-Halles, où un, voire deux, train du quai d’en face, le B, arrive après toi et part systématiquement avant toi parce qu’il est prioritaire pour des raisons obscures. C’est donc faire, chaque matin, le constat de la longueur d’avance de certains sur d’autres. À partir de là, l’école n’est plus ma bouée de sauvetage mais une espèce de grand mur d’escalade dont je ne vois pas le bout : frais de scolarité, stages, logement, orientation, mais aussi choc culturel, poids des clichés, pesanteurs familiales et incompréhension, voire indifférence, de l’administration face à nos réalités sociales. Là où tout le monde s’épanouit, je survis. Plusieurs fois, malgré toute la volonté du monde, j’aurais pu abandonner. De nombreuses fois, c’est Article 1, la communauté de filleuls et autres figures de mentors qui m’ont rattrapée en vol. Un peu plus tard, Deloitte m’a fait confiance pour une alternance et j’ai commencé à prendre mon envol. J’apprends à composer avec mes freins mais aussi à nourrir mes richesses. Un effort émancipateur qui ne s’opère que lorsqu’on décide d’embrasser toutes ses identités et tout son parcours.

Construire pour trouver sa place

Ce genre d’expériences de vie, quand elles ne « tuent pas rendent plus fort ». Peu importe à quel trait d’identité ou quelle réalité elles sont liées, elles renforcent certaines aptitudes et aiguisent une vision du monde différente, que je trouve essentielle dans notre société. En d’autres termes, prendre le RER D, observer toutes les villes qu’il traverse, voir les passagers qui s’arrêtent sur le trajet, ceux qui restent sur les quais, parce qu’ils ont raté le train, c’est fondamentalement prendre conscience qu’il faut faire, construire, manager, enseigner pour tous, pour que chacun trouve sa place, son siège dans le RER.

Je raconte mon histoire personnelle et particulière, mes réussites et mes échecs, et je sais que ceux-ci n’ont d’intérêt que s’ils sont remis dans leur contexte à chaque étape, comme je tente succinctement de le faire ici. Je fais cet effort tous les jours quand les sirènes du personal branding m’appellent, parce qu’il m’est difficile de me féliciter de mon parcours sans penser à mes amis restés sur le bas-côté, et donc comprendre qu’au-delà du talent et du travail, c’est aussi essentiellement une question de chance.

Dans une tentative de transformer tous nos parcours individuels en élan collectif, j’ai créé ma propre association en 2016, GHETT’UP, qui a pour objectif de donner à la jeunesse des quartiers populaires la conscience de sa valeur, parce qu’il n’y a rien de pire qu’un cliché intériorisé ; et de défendre l’idée que ces quartiers, comme les zones rurales d’ailleurs, ne sont pas le problème, mais la solution, à travers tous ces usagers du RER D. Notre rôle, c’est de leur donner les outils et les ressources pour être LA solution. Je ne sais pas si un jour nous accomplirons l’égalité des chances ou l’égalité parfaite de droits. Mais ce qui est sûr, c’est que se battre pour, c’est faire vivre ce pays et ses idéaux, et la meilleure chance de faire société. Quand Boris, Benjamin et toutes les équipes d’Article 1 et toutes les associations, fondations d’entreprises, activistes et sympathisants se battent pour nous, les « minorités » et tout groupe concerné par les inégalités, ils se battent en réalité pour nous tous, bien au-delà du RER.