Sofia

Angerville

"Si, comme le dit mon père, je saute plus vite que mon ombre, j’ai à cœur de réussir pour et avec ma famille."

Je m’appelle Sofia, je suis née en 1990. J’ai grandi dans une petite bourgade de l’Essonne, à Angerville. Mon père, né au Maroc, n’a pas eu la chance de pouvoir aller à l’école. Arrivé en France, il a été ouvrier en usine, jusqu’à ce que sa santé ne lui permette plus de travailler. Il m’a donné le goût de l’effort, m’a transmis des valeurs de simplicité, de respect, de courage, de bienveillance. Surtout, il nous a toujours fait comprendre qu’aller à l’école était une chance. Mon père est venu en France pour aider sa famille, il y est resté pour bâtir la sienne. La France, cette vie, c’était son cadeau à ses enfants.

C’est ici qu’il a rencontré ma mère. Née au Portugal, elle est douce, sensible, mais forte, et a toujours eu comme rêve de fonder une famille. J’ai été entourée d’amour et de tolérance, bercée par les langues et les cultures des deux pays d’origine de mes parents. Ne souhaitant que le meilleur pour leurs enfants, ils n’ont jamais cessé de nous encourager, de nous motiver et de nous offrir ce qu’ils pouvaient avec leurs moyens. Je n’ai jamais vu ma mère s’acheter de vêtements, mon père a gardé les mêmes pulls et vestes pendant des années, les reprisant lui-même des dizaines de fois. Mais je les ai vus économiser chaque franc, chaque euro, afin de pouvoir acheter nos fournitures scolaires, ou nous offrir des cadeaux de Noël.

Ils m’ont aidée avec mes devoirs tant qu’ils ont pu. Maman me faisait lire des tas de contes et histoires alors que j’entrais à peine au CP. Papa, quant à lui, est un adepte des jeux de réflexion. Mon enfance, je l’ai passée à l’affronter aux dames ou au « Compte est bon », un dérivé de « Des Chiffres et Des Lettres » mis au point par lui.

En 2000, j’ai 10 ans, je suis fan des Destiny’s Child et des dauphins. Et pourtant, je suis pour la première fois « grande ». Ma mère donne naissance à ma dernière petite sœur, faisant de moi l’aînée de 4 enfants : Sylvie, Gilles, Emma et moi. Nos prénoms en disent beaucoup sur la volonté de nos parents de nous voir créer une nouvelle vie.

Une scolarité débordante d’énergie

Douée à l’école, on me fait comprendre que je n’ai pas le droit de gâcher un tel potentiel. Cela aurait pu me paralyser, ou me rendre arrogante, voire paresseuse, si je ne venais pas d’où je viens. Je suis, comme on dirait aujourd’hui, « speed ». Mon père a toujours dit que je « saute plus vite que mon ombre ». C’est une des expressions dont mon père a le secret et qui a le mérite de décrire de manière très imagée cette enfant débordante d’énergie, intenable que j’étais.

Je découvre les métiers du droit dès la primaire (vive les livres et les séries criminelles !), je veux en faire mon avenir, et tout le monde me dit que ce sera facile pour moi. Encouragements ou pression déguisée, je vous laisse décider. Je deviens pour mes parents un bras droit solide, de confiance, pour aider à la maison avec les petits, les devoirs, la paperasse.

À l’école primaire, j’étais déjà ce qu’on appelait une « intello », avec des « facilités ». Comprendre les règles du jeu, et les appliquer. J’écoutais, je regardais attentivement, et je m’adaptais (mon travail, ma participation en classe, mon ton de voix même) en fonction. J’ai été cette machine de guerre scolaire jusqu’au bac, obtenu avec les honneurs.

Au collège, je mesure le chemin que j’ai à parcourir. J’ai parfois plus de mal à cacher mon origine modeste (mes vêtements ou mon mode de vie parlent pour moi), mais je compense avec un sourire et une niaque à toute épreuve. J’essaie aussi, dès qu’on me demande et que je le peux, d’aider mes amis qui ont du mal en classe. Sourire, motiver, positiver. Plus que l’intello, je suis d’abord et en toute circonstance la grande sœur et une optimiste.

J’ai le brevet, avec une note presque parfaite. J’exulte, et mes parents aussi. Au lycée, mes moyennes sont excellentes, et je choisis la voie économique et sociale. Attends-moi fac de droit, j’arrive ! Je dois choisir ma filière, je coche ES et maman signe. Je suis convoquée à un point d’orientation peu après. Mes camarades de classe n’ont pas tous été appelés, il y a peut-être un problème. De facto, pour une partie du corps enseignant, il y en a un : mon choix, tout simplement. On m’explique que choisir ES quand on a de bons résultats en sciences et mathématiques, c’est au mieux une erreur, au pire une démonstration de flemmardise puisque c’est une « voie de garage » et que je ne peux pas me permettre de refuser la S « parce que je n’aime pas les sciences ». Je tiens bon. Mon projet professionnel est clair depuis des années, je connais les matières susceptibles de m’intéresser. Je fulmine : d’un côté, le système nous laisse totalement seuls et perdus en 1re et terminale, nous demandant de choisir en nous effrayant à coup de « C’est le choix de ta vie », et de l’autre on se permet de juger (pas conseiller, pas discuter avec bienveillance, mais bien juger) sans même écouter.

Je pensais avoir fait mes preuves, gagné en crédibilité et je suis traitée comme une enfant capricieuse. Je tiens bon, et papa me fait suffisamment confiance pour m’écouter moi plutôt que l’institution.

C’est la première fois que je m' »oppose » à l’école. Je ne regrette rien : la filière ES est faite pour moi, j’y suis comme un poisson dans l’eau.

L’excellence du baccalauréat et la dure entrée à l’université

En 2008, c’est l’année du bac. J’ai non seulement envie de réussir pour moi, mais j’ai aussi une autre motivation, plus pragmatique : obtenir des résultats excellents pour avoir une bourse au mérite. Et il est vrai qu’envisager des études longues sans ce coup de pouce va être difficile.

Le jour des résultats, papa m’accompagne. J’ai le bac avec quasi 19 de moyenne et mention du jury. M.Troie, mon professeur de mathématiques est à nos côtés. Il se tourne vers moi : « Alors ? » J’éclate de joie : « J’ai eu 20 ! » Avec les élèves qui ont obtenu les meilleures mentions, nous sommes invités à nous regrouper dans une petite salle pour être félicités. Papa reste avec moi. À peine entrés, on nous tend une coupe de champagne. Papa n’ose refuser. Quand le recteur nous invite à porter un toast, je me tourne vers lui et lui dis : « Ne t’inquiète pas, tu n’es pas obligé. » Mon père ne m’écoute pas, alors qu’il n’a jamais bu une goutte d’alcool, il trempe ses lèvres. Il ne veut pas me faire honte. Plus que tout autre geste, je mesure à ce moment-là combien il est fier.

J’obtiens mes bourses. Inscription à la fac de droit à Paris : check. Recherche d’un logement étudiant : check. 

Voici 2008, l’année de ma rencontre avec Article 1. Étant boursière au mérite, l’association en lien avec le Crous me propose de bénéficier de leur programme. Avec le recul que je peux prendre aujourd’hui, j’ai coutume d’appeler cette année-là mon année « comète », ou comment se crasher après avoir frôlé les étoiles. Les premiers cours, l’organisation de la faculté, les contraintes administratives, le langage utilisé, la vie qu’ont mes camarades après les cours… Tout m’est étranger, très vite je ne suis plus. Mes premières notes sont basses, pour ne pas dire catastrophiques. Je suis une anonyme parmi la foule de centaines d’étudiants et je commence à me noyer. Les équipes de l’université ne m’aident pas vraiment, tout le monde semble s’attendre à ce que je sache quoi faire. Et impossible d’en parler à mes proches, qui me font confiance.

Je dois apprendre à m’adapter, à ma vie d’étudiante et d’adulte. Un planning à tenir, un budget à respecter (et des petits boulots simultanés pour avoir ledit budget…). Je dois réapprendre les codes, termes et arcanes de cette faculté, en plus d’apprendre ma nouvelle langue officielle : le droit. J’avais pourtant beaucoup lu à ce sujet avant d’arriver, mais entre le lire et le vivre, il y a un monde… Je parviens malgré tout à me construire un petit groupe d’amis et à me rattraper un peu sur mes résultats. Je suis en lien avec l’équipe d’Article 1, qui me propose un parrain, des conseils et de petits événements à Paris. Mais j’ai du mal à rentrer dans le programme. Je suis vraiment perdue. Le droit, c’est mon rêve. L’école, mon terrain. Et j’ai tellement envie d’y arriver, je travaille si dur. Je commence à douter et à laisser tomber.

Le déclic

Je ne sais pas quel a été le déclic : la confiance inconditionnelle de mon père, mon esprit de compétition ou juste la crainte de perdre ce pour quoi j’avais tant travaillé jusque-là ? En avril, j’ai un regain d’énergie et de confiance. Je travaille plus que jamais, je me renseigne, pousse les barrières, sollicite mes profs et décide d’y aller à 200%, advienne que pourra. Et j’ai mon année. Indépendante, j’apprends à trouver rapidement les infos, à jongler entre plusieurs sujets. J’apprends aussi beaucoup avec Article 1. Comme bénéficiaire d’abord : j’ai la chance d’échanger avec un parrain qui exerce le métier d’avocat, de participer à des événements culturels et professionnels, et surtout de rencontrer d’autres jeunes qui ont une histoire similaire à la mienne et avec qui je suis moi-même.

Comme engagée ensuite : bénévole pour les événements et les plus jeunes, ambassadrice de l’association aussi. Bien sûr, tout ne s’est pas résolu d’un coup. Il m’a aussi fallu renoncer à mon rêve d’enfant de devenir une grande avocate pénaliste lorsque j’ai compris que ce métier n’était pas fait pour moi, pour m’orienter vers le droit du travail pour lequel j’ai un coup de cœur.

Les années de licence me permettent de gagner en sérénité. La « Sofia des cours » laisse un peu entrer celle plus solaire de la vie de tous les jours. C’est en 2014 que j’ai l’opportunité de rejoindre un grand groupe français, pour un CDD, puis un CDI. Cela fait aujourd’hui 5 ans que j’exerce dans cette entreprise. Je ne cesse d’apprendre et je suis aujourd’hui reconnue dans mon travail. Je suis fière de pouvoir, grâce à ce travail et mon expérience, aider ou conseiller mes sœurs ou mon frère et rassurer mes parents. J’essaie aussi de toujours garder du temps pour mon engagement dans les actions pour l’égalité des chances avec Article 1. Oh et puis, je me suis mariée cet été ! Mais ça, c’est une autre histoire.