Issu d’un milieu modeste et commissaire d’exposition dans l’un des centres d’art contemporain les plus importants d’Angleterre, Cédric s’intéresse aux questions d’identité culturelle et de blackness.
Queer, homo, féministe, métisse, homme, écrivain… Peu importe la case, Cédric les coches un peu toute à la fois, sans jamais vraiment rentrer dedans. Une ambiguïté qui l’amuse. Sa façon de faire un clin d’œil narquois à une société un peu trop sclérosée. Trop normée. La tête appuyée dans sa main droite et le coude étalé sur la table du café où nous le rencontrons pour la première fois, Cédric nous parle comme à de vieux copains. Il ponctue régulièrement ses phrases d’un rire franc et passe sa main dans ses longs cheveux bouclés. Plus tard, il confiera : « J’arbore cette chevelure depuis que je vis en Angleterre. Et je me rends compte, dans un sens, que ça a aussi une portée politique ».
Ce jour-là, Cédric, 26 ans, est de passage à Paris. Il revient tout juste du DOC, un espace artistique du 19e arrondissement de Paris, où il avait supervisé une exposition en mai. Des activités en freelance qu’il lance en parallèle de son job à plein temps de commissaire d’exposition au Nottingham Contemporary, de l’autre côté de La Manche.
Posé, il nous a décrit sa première rencontre avec l’art contemporain. Un truc fort, qui se passe au niveau du bide, qui bouillonne, comparable à ce qu’il a ressenti la première fois qu’il a vu un volcan en éruption. Il était encore au lycée, en première L à Toulouse (Lycée Rive-Gauche, à la réputation ternie par sa proximité avec la cité du Mirail), quand ça lui est arrivé. Une amie, Muka, l’a embarqué à la découverte d’un festival d’art itinérant dans la ville (Le Printemps de Septembre). Il se souvient d’un tronc d’arbre géant couvert de vaseline dans une chapelle, de draps trempés dans du vin au milieu d’un ancien hôpital, des odeurs, des formes… « Il y avait cette idée de comprendre quelque chose sans pouvoir l’exprimer. Pour moi c’est ça l’art contemporain : pointer du doigt quelque chose, sans l’expliquer. C’est d’abord dans le ressenti. Aujourd’hui, c’est ce que j’essaie de faire en tant que commissaire: transmettre des émotions qui n’ont pas de mots. »
Il est fasciné. Mais, il sait déjà que le métier d’artiste ne l’intéresse pas. Lui se dit qu’il préférerait agencer des expositions, rassembler des artistes dans différents espaces, écrire les textes qui les accompagnent. À l’opposé, les métiers de l’hôtellerie l’intéressent. « Peut-être qu’un jour j’enverrai tout balader et déciderai d’ouvrir mon truc ! » Il se souvient être tombé, un soir, sur une émission de Zone Interdite sur une classe prépa pour l’égalité des chances au lycée Henri IV à Paris. Des classes expérimentales, appelées CPES, qui permettaient d’accéder aux prépas prestigieuses d’Henri IV avec bourse et logement à la clé. Déclic :
« C’était ce qu’il me fallait : une prépa c’était un bon départ pour obtenir un bagage culturel important et surtout des méthodes de travail ».
La situation familiale lui permet de rentrer dans les critères d’éligibilité : aîné de quatre enfants, une mère qui travaille dans la restauration collective, et un père VRP dans les surgelés. Vaguement, il commente : « Un milieu confortable, mais pas tant ». Il annonce sa candidature aux parents seulement lorsqu’il est accepté. Pour eux, qui n’ont pas fait d’études supérieures, l’idée d’une prépa littéraire paraît presque abstraite. « Mais, ils étaient fiers. Ce qui les inquiétait c’était comment financer tout ça. Le fait qu’il n’y ait rien (ou presque) à payer, ça les a rassurés. Sans ça, ça aurait été impossible. »
Et puis Paris. La découverte des grands musées et des galeries d’art à foison. L’affirmation de soi aussi. « C’est le grand moment coming out. Je l’ai annoncé à mes amis en partant de Toulouse, puis plus tard à ma famille. Mais, à partir du moment où j’étais à Paris je n’ai jamais senti le besoin de l’affirmer : c’était juste acquis. » Point.
En prépa Cédric n’a plus qu’un seul objectif : celui de devenir commissaire d’exposition. Sur les bancs d’Henri IV Cédric a découvert l’association Frateli [devenue Article 1]. Il a eu des mentors, puis a intégré le dispositif Maisons. Pendant son master il y réalise aussi un service civique.
« La réussite telle qu’elle est promue par Article 1 est intéressante, car elle est basée sur le plan individuel, mais aussi collectif. On se reconnaît en tant que personnes qui ont eu des expériences de vie similaires. Le fait d’achever des projets ensemble, c’est quelque chose de fort. »
Une année de CPES et deux années de prépa plus tard, il s’inscrit en licence métiers des arts et de la culture à Paris 1. Les petits camarades sont moins passionnés, ils ont moins la hargne. Ça l’embête et le tire un peu vers le bas. Par contre, il découvre une autre approche de l’art où la question des distinctions entre les classes sociales y est plus tangible, par la découverte de Stuart Hall et des cultural studies. Il reconnaît : « Ça m’a ouvert les yeux ».
Puis, en master 1 à l’EHESS, c’est un autre monde qui s’ouvre à lui : celui des féminismes et théories queer (ses figures tutélaires sont Patricia Falguières, Elisabeth Lebovici et Nataša Petrešin-Bachelez). Il vibre : « Pour la première fois, il y avait quelque chose de plus politisé. Les questions d’oppression et de discrimination m’ont toujours accompagné, mais ce sont des choses que je n’ai jamais pu manipuler durant mon parcours. Aujourd’hui, les théories queers, de genre, sur le féminisme et aussi de race, sont ancrées dans le travail que je réalise en tant que commissaire d’exposition. » De là, Cédric a compris que l’art contemporain était un vecteur pour faire passer des messages.
Forcément, on a voulu lui poser la question : comment définit-il une personne queer ? Rire franc : « C’est intéressant, car on ne me pose jamais la question ! Ça m’a pris du temps et le fait d’être basé en Angleterre m’a aidé. C’est juste une manière de reconnaître le fait de ne pas se conformer aux normes de sexualité et de genre. Il y a un éventail de définitions, mais c’est la manière la plus simple de le poser. Et, en tant que tel, c’est aussi un refus de la définition, donc tenter de définir queer est paradoxal. »
Cédric a débarqué en Angleterre pour y trouver les parcours qu’il estimait les plus prestigieux. Il a d’abord tenté le Goldsmiths University « parce que c’était le plus politisé ». La candidature est acceptée, pas sa bourse. Il postule à l’école concurrente : le Royal College of Art. Sueur froide quand même : « J’ai dû faire une demande de prêt. J’ai même refusé de valider mon master 1 à l’EHESS, car les frais auraient été trois fois plus cher sinon ».
À propos de son arrivée en Angleterre, il dit « Je suis consciemment devenu une personne de couleur en arrivant là-bas ». Et puis : « Quand tu remplis le formulaire d’inscription on te demande si tu es hétérosexuel, homosexuel, blanc, noir, métisse, etc. Le fait de cocher ces cases-là, ça te fait te poser des questions. Tu prends conscience de ton identité et de ce qu’elle signifie politiquement. Mais aussi comment celle-ci peut être récupérée. » Dans son mémoire de master 2, il a posé l’hypothèse d’une institution noire dans l’art contemporain. Il a décortiqué le fonctionnement des espaces dédiés aux artistes noirs, comme le Studio Museum à Harlem à New York et s’est interrogé sur la représentation des corps noirs. En résumé : « Le ‘blackness’ peut être traité différemment que par la représentation de personne de couleur. J’essaye de travailler avec des artistes qui ont une approche moins directe, plus abstraite. Ça ne m’intéresse pas, par exemple, de faire une exposition photo classique. [….] Pour moi, on court le risque de reproduire une forme d’oppression et de système raciste mis en place au 19e siècle ».
Depuis, ça tourbillonne un max dans son cerveau de néo-activiste. Sur l’identité, les origines, la sexualité et même la classe sociale. Lui se rappelle que pendant ses études il a dû aussi travailler pour vivre. « Ce qui implique une forme de sacrifice pour le temps que je pouvais accorder à mes lectures ou visiter des expositions. Mon parcours je le dépeins peut-être comme quelque chose d’idyllique, mais derrière il y a aussi toutes ces choses-là : le struggle, le combat qui m’a permis d’en arriver là où j’en suis, et les sacrifices. »
Cédric parle aussi de la fracture sociale qui peut être ressentie par les jeunes issus de milieux populaires qui ont réussi.
Il y a la classe sociale par laquelle tu es happé, dit-il, du fait de ton nouveau milieu professionnel, et celle qui te rappelle d’où tu viens et où l’on ne te reconnaît plus forcément. « Ça peut être assez violent », conclut-il.
Dans sa galerie à Nottingham, Cédric mène intérieurement son petit combat pour démocratiser l’accès à l’art. L’équation est telle : les institutions publiques d’art contemporain sont en partie gratuites et faciles d’accès, mais reste fréquentées par un public averti. Comment y faire entrer d’autres personnes ? Réponse : la médiation est cruciale, tout comme la manière de communiquer et de s’adresser différemment à un public dans les textes. Cédric se dit que les gens doivent le prendre pour fou à vouloir changer la société avec des expositions. Ça le fait rire.
En freelance, il organise des expos un peu partout en Europe : Vienne, Barcelone, Prague. Et commence à se faire un petit nom sur la scène internationale. Pas peu fier, il dit que ça lui aura quand même pris 10 ans depuis sa révélation à Toulouse pour y arriver.
« Souvent, les jeunes issus de milieux populaires se disent que le plus simple pour réussir c’est d’aller dans des domaines plus rationnels : avocat, médecins, etc. Mais, il faudrait plus de personnes comme nous dans les milieux artistiques. »
** Par Magali Sennane**