Économiste partie de rien, Doriane, 23 ans, a déjà séduit des institutions prestigieuses comme l’Agence Française de Développement ou la Banque de France.
On a rencontré un petit bout de femme plein de paradoxes. D’un côté, il y a Doriane, celle qui raconte toujours flipper de peur d’échouer. De l’autre, il y a la Doriane au parcours scolaire sans faute, qui s’exprime sans l’once d’une timidité apparente et avec une aisance verbale digne d’une lignée de CSP+. Pourtant les parents ne viennent pas de ce milieu : une mère esthéticienne et un père à la retraite, ancien gestionnaire de centres de contrôle technique.
À peine 23 ans et Doriane s’apprête à s’envoler pour La Réunion, pour un job d’économiste pour l’Institut d’émission des départements d’outre-mer, une autorité de la Banque de France. Une chose qu’elle n’aurait pas imaginée à l’époque, lorsqu’elle pensait qu’elle ne quitterait jamais vraiment sa ville natale de Fos-sur-Mer. « On ne s’attendait pas à ce que je fasse des études, c’est vraiment un hasard. Dans ma famille, chacun est libre de faire ce qu’il veut et de choisir le métier qu’il souhaite exercer que cela implique des études ou non ! »
Un hasard. Plusieurs fois Doriane décrira telle quelle son ascension scolaire avec une humilité non forcée. Au lycée, les profs la poussent pour une prépa. Un gâchis sinon. L’année de sa terminale, en ES, elle prépare aussi le concours de Sciences Po, « sans trop savoir pourquoi ». Elle lâche l’affaire à quelques semaines du bac. « J’ai voulu me consacrer au bac. J’étais très stressée et j’étais persuadée que je pouvais totalement le rater, même en étant première de ma classe. Gros problème de confiance en moi, donc », conclut-elle. Résultat final : 18.66 de moyenne au bac.
Les notes sont tellement bonnes qu’on lui dit qu’elle pourrait rentrer à Sciences Po sans passer par la case concours. Elle opte pour une prépa. Prépa littéraire plutôt qu’économique, parce que les profs le lui conseillent.
« J’ai l’impression de ne jamais avoir été vraiment maître de mon parcours. Je suis allée là où me conseillait. »
Depuis le collège, elle se rêve un peu en journaliste économique. Pour le travail d’enquête et de recherche. Ou encore pour le plaisir de vulgariser l’info complexe. Et un petit coup de cœur pour l’économie en prime : « Je n’envisageais pas l’économie comme un métier. C’est une matière qui m’a plu parce qu’elle m’a permis de comprendre ce qu’on disait aux infos : quand on parle de chômage, de croissance du marché… J’avais l’impression de comprendre la société finalement. »
En prépa, Doriane ne vise pas l’ENS, le Graal des spécialités B/L lettres et sciences sociales . « L’idée, c’était de bien me former et d’apprendre pour passer le concours de Sciences Po derrière. C’était intense, mais c’est la meilleure chose que j’ai faite. » L’été avant la rentrée, elle dévore des bouquins pour être à la hauteur des futurs camarades « des fils de médecin, par exemple… » En première année, la progression est fulgurante : du bas du tableau, elle finit dans le top 10. Il faut dire que Doriane passe son temps à bûcher.
« C’était mon truc l’école. Je n’avais pas de talent caché comme la danse ou quelque chose comme ça. C’était mon truc et c’était plutôt cool quand je ramenais des bonnes notes à la maison. Tout ce que j’ai pu faire dans mon parcours, c’est pour combler un manque de confiance en moi et aussi pour une recherche d’indépendance ».
Traduction : Doriane s’est construite pour se blinder de toute part. Indépendance financière, indépendance intellectuelle, indépendance émotionnelle aussi. Des souvenirs d’enfance sont alors racontés : une mère qui tombe malade. Cancer du sein. Un traitement lourd. Et un père qui refait sa vie. Touchante, elle livre avec des yeux qui peinent à cacher le tourment : « S’il m’arrive la même chose je ne veux pas autant être affecté. Je veux être dépendante de personne ».
À l’époque de la prépa, Doriane s’en va à Nîmes avec un désir naturel d’autonomie. L’hiver arrive et ranime chez sa mère de vieux souvenirs douloureux mémorisés par le corps. Elle vit seule, le moral est à plat. Doriane rentre régulièrement lui tenir compagnie. « J’ai toujours cru que c’était de ma faute. Car je l’avais laissée toute seule pour aller faire mes études. » Un sentiment de culpabilité enfoui jusqu’à peu et révélé il y a seulement quelque mois : « Je ne lui avais jamais dit que j’avais pris cette dépression pour moi. Elle m’a expliquée qu’il ne fallait pas, qu’elle avait eu d’autres problèmes personnels ». Depuis cette époque, elle continue de l’appeler tous les soirs.
Et puis pirouette du destin : elle rate le concours de Sciences Po.
“En prépa on a des épreuves de 6 heures, et à Sciences Po ce sont des épreuves d’1h30 : il faut faire simple et aller à l’essentiel et clairement je n’ai pas su m’adapter au concours.”
Mais l’idée du journalisme plane toujours et elle s’inscrit en bi-licence économie et science politique à Lyon. « Je voulais préparer les concours des écoles de journalisme. Ce que je n’ai pas fait : j’ai découvert l’économie du développement et ça m’a plu. » À la fac, Doriane garde le même rythme de travail qu’en prépa. Elle se rajoute, au passage, 15 heures de stage non obligatoire par semaine. Quand elle postule en master d’économie à la Sorbonne, personne n’y croit vraiment : la Sorbonne, rien que le nom est synonyme d’inaccessible.
« En venant d’un petit lycée de province, jamais ça ne me serait venu à l’esprit de postuler après le bac à une licence à Dauphine ou à la Sorbonne. Alors qu’en fait ça aurait été plus simple d’y rentrer directement avec 18 de moyenne au bac. Mais, à ce moment-là, je me disais que je ne pouvais pas concurrencer les lycéens parisiens »
Elle est acceptée en master 1. « Et heureusement qu’il y a eu Article 1 et le programme MA1SON ». Logée aux portes de Paris dans un studio à moindres frais d’une résidence partenaire de l’association, Doriane monte des projets à impact social avec les autres résidents. En fait, c’est le deal : vivre ensemble, mais aussi construire ensemble. À Paris, elle affute ainsi sa fibre sociale : elle monte un projet avec les sans-abris du quartier, réalise un stage à l’Urgence Migrants du Groupe SOS… « Bref, Paris c’était le lieu et le moment pour développer mes idées et pensées que j’avais, mais que je ne pouvais pas vraiment exploiter dans le sud. »
La claque qu’elle n’avait pas vue venir arrive en master. « Des maths partout. » L’envie d’abandonner par peur d’échouer revient comme une vieille rengaine. Résignation et prise de cours de math privés au forfait: « 40 euros de l’heure… J’en prends trois. » Elle trime et termine l’année : Major de promo. « Improbable ». Elle rentre en stage en tant qu’économiste risque pays à l’Agence Française de Développement en fin de master 2.
Quand sa mission est prolongée, on lui propose de partir en Angola une semaine. À propos, elle dit tout simplement comme s’il s’agissait d’une balade de santé: « Avec ma directrice nous avons rencontré énormément de personnes : 5 ou 6 rendez-vous par jour avec des ministres, le DG de Total Angola, la Banque Centrale… Je viens de terminer le rapport il y a quelques semaines ». Paradoxe toujours : à 23 ans elle explique pouvoir mener des entretiens avec des pointures du genre sans se démonter, tout en racontant ne pas avoir confiance en elle. « Dans le milieu pro’ j’ai toujours réussi à compenser. Je me prépare bien et comme je suis plutôt à l’aise à l’oral, ça ne me fait pas peur. »
Après tout elle reconnait quand même : aucun regret, elle n’aurait pas pu faire mieux. Lâchant jamais totalement la pression, elle précise : « Maintenant il faut concrétiser et continuer à bosser, je n’ai pas fait tout ça pour rien ». Dans sa tête, la situation idéale se résume comme ça : un poste d’économiste qui lui permette d’effectuer des missions sur le terrain, tout en habitant quelque part où sa mère pourrait vivre à côté pour lui faire prendre sa retraite plus tôt.
Dans quelques jours, elle s’en va pour deux ans à La Réunion. La boule un peu au ventre. Pas pour le travail. Non ce qui l’angoisse c’est de laisser sa mère à nouveau. Malgré tout, Doriane nous dit plutôt fière : « Je suis la femme que je suis parce que ma mère est une guerrière. Et tout mon parcours est en fonction d’elle. Je suis comme ça aujourd’hui parce que j’ai toujours voulu être cette même guerrière. »
*** Par Magali Sennane ***